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Lydie Rekow-Fond, commissaire d’exposition, 2018

Bernadette Tintaud est photographe-plasticienne. Ceci signifie, pour elle, que la photographie issue de la traditionnelle « prise de vue » n’est pas une fin en soi ; elle est toujours au commencement d’un processus long qui conduira l’artiste à produire, versions après versions, la vision intériorisée du motif vu, l’appréhension la plus fine d’un sentiment.
Les premières prises de vues photographiques sortent ainsi, peu à peu, de leur réalité figée et elles entreprennent leur transformation. C’est pourquoi l’œuvre est une matière poétique. Elle se déplie dans la durée, en surprenant le temps plutôt qu’en le suspendant, comme la photographie traditionnelle tend pourtant à le signifier.
Les œuvres sont donc moins des représentations naturalistes que des images qui révèlent, en elles-mêmes, le mouvement d’un processus d’apparition, donnant accès au devenir des formes portées par le mouvement de leur propre métamorphose.

1- Au fil de l’eau (1995)
Cette photographie extraite de la série Au fil de l’eau est le résultat d’une appropriation plastique et radicale du sujet – des architectures industrielles implantées au bord d’un fleuve. Par l’intervention de l’artiste, l’eau ne reflète pas uniquement la structure et la lumière, mais les deux inondent l’espace de l’image ; la structure s’éteint et s’anime, cadre et contraint les effets vers une évaporation du motif d’origine. La lumière colorée déconstruit et embrase l’image en son sein. Nous sommes comme au seuil de l’endormissement, lorsque l’éclat du mirage irradie et laisse penser qu’une forme se tient pourtant à portée de main, mais nous échappe. L’oeuvre est précisément vibrante (brûlante) de l’inconstance de son motif.

2- Arbres Horizons (2000-2001) ; Plateaux (2004-2005)
Les prises de vues préalables à ces deux grands ensembles d’œuvres ont été réalisées en noir et blanc, en arpentant des territoires de la Bourgogne, de la Drôme et de l’Ardèche. Les motifs choisis dessinent des lignes : verticalité de l’arbre, horizontalité de l’horizon, diagonales des traces des labours, courbes des collines... ces choix relèvent de la composition de l’image, ils en indiquent les plans. Hors de toute attente, la verticalité des formats condense plutôt qu’elle n’étend les horizons, elle resserre et crée une tension au sein de l’image ; les paysages ainsi décrits ne sont pas campés dans la frontalité d’un regard oisif. Au contraire, « le temps y est en marche » ; à la différence du marcheur-arpenteur qui perçoit le mouvement de l’air, l’aspérité de la lumière ou l’éblouissement du soleil par intermittence, le regardeur des images de Bernadette Tintaud est immergé dans un espace plus abstrait, « un voyage de l’oeil et de l’esprit, d’un ici à un là-bas », qui se découvre en y songeant...
Lieu de « passage et de métamorphose », le paysage est com-pris par l’artiste comme l’espace de l’activité : celle du regard, celle de l’histoire, celle du temps. Par conséquent, les œuvres composées conjuguent à nouveau les éléments naturels à la malléabilité des outils plastiques maîtrisée : la lumière par ses trouées de blancs, la matière colorée par ses saturations, les tensions par les contrastes, des ruptures par des recadrages… La monumentalité des œuvres ne tient pas uniquement aux formats des tirages, ils doivent à la manière dont les motifs s’imposent en se dérobant, comme dans le rêve.

3 – Pierres palimpsestes (2009) Eurydice et Orphée (2010)
Différentes séries de travaux ont été réalisées de 2009 à 2010, à la suite d’une Résidence artistique (Écritures de lumière) du Ministère de la Culture et du LUX-Scène nationale de Valence, au sein des carrières de Saint Restitut.
Ce site particulièrement impressionnant a généré des œuvres dans lesquelles file l’élément minéral marqué du sceau du temps. Architecturée, brisée, découpée, fissurée, taillée,... la pierre fait fond, surface, écran, réceptacle, voire transparence. Des blocs jonchés au sol ou perchés l’un sur l’autre, décrivent le chaos de l’effondrement, mais aussi l’ordre s’imposant dans les galeries nettement creusées dans la pierre. « L’ombre et la lumière luttent », ils inspirent le sentiment du sublime, en écho aux peintures de paysages tourmentés du XVIIIème siècle et devant lesquels on reste bouche bée.
Par l’actualité de leur matière photographique, les œuvres de Bernadette Tintaud font des ruines abandonnées à la végétation et aux vandales contemporains des plans stratifiés, le déploiement du grain pixelisé et la superposition de visions. Les traces, griffures et graffitis jouent du palimpseste ; l'état présent de l’image travaillée laisse supposer et apparaître les empreintes de versions antérieures. Deux figures tracées sur les parois dans le passé inspirent à l’artiste l’histoire d’origine mythologique d’Orphée et Eurydice, figures de l’ombre. Elles nous plongent dans le temps des carriers, en leurs travaux titanesques et dans l’histoire géologique.

4- Horizons d’Anatolie (2016)
Cette série récente, déploie la grandeur et la profondeur des paysages colorés, du ciel immense et de la terre variée. Avec le traitement spécifique des contrastes colorés, l’artiste a accentué les zones et creusé en elles des points de vibration ; la lumière est encore au cœur d’approfondissement plastique de l’image : perçue, saisie, travaillée. Les plages colorées ne le sont qu’à la force perceptible de la palpitation de la lumière en une sensible présence.


Lydie Rekow-Fond commissaire d’exposition (2018)