Nadine Carrieu, 2008
Post-scriptum
En résonance avec les carrières de Saint Restitut (Drôme) et la série Pierres palimpseste
Sous les fissures du plafond haut qui supporte
encore un peu de terre, un peu d’humus et
quelques pins penchés
Blocs, laissés là, vacants, reliés du cuir sombre de
l’air, livres fermés sur leur poussière agglutinée,
sur les mots blancs
Lettres éparses du mot infini
Caverne creusée à coups de rage, à coups de joie.
Pas de crâne d’ours sur un autel hypothétique ni
de ponctuations des paumes teintées sur la paroi,
les premiers n’ont fait que mordre à peine dans la
vierge matière
Ils sont venus, c’est le combat des titans et des
dieux, à hauteur d’homme, pour chaque pierre
retirée
Ils sont venus encore, ils ont extrait la cathédrale,
bloc après bloc, ils ont extrait les maisons des
villages, bloc après bloc, les édifices de la ville,
puis ceux d’autres villes encore, bloc après bloc,
et la pierre où la Madone était emprisonnée
De leurs yeux blancs d’aveugles ils ont extrait ce
qu’ils ne savaient pas de la colline
Sueur et sang par tous les pores de la pierre
blanche
Avec Dieu ils ont creusé la cathédrale, puis ils
ont laissé leur peine et leur offrande reposer sous
la voûte, contre les piliers droits, sur la poussière
blanche
Ne cherchez pas le style, ce n’est pas du roman,
ce n’est pas du gothique, c’est l’immense force en
creux de leur foi, enterrée sous le pas des
suivants
Ils sont les invisibles, enfouis à jamais dans la
poussière des gravas, dans la matière ôtée où se
couche le temps. Leur œuvre est une nef en
négatif ; c’est l’air qui la désigne, qui la signe du
nom inconnaissable pour la vie
Extraire, ce qui comprend le vide
Le passant dans la ville, alerté devant les pierres,
s’arrête
Se souvient-il de la colline parfumée, de ses
entrailles fécondes, de la mer qui l’engendrait
dans le silence des millénaires, des hommes qui
l’ont soulevée
Il repart pressé dans l’ombre du non-lieu
construit sur le sable du temps
Bâtir, ce qui comprend les ruines
Les suivants, vois, ils viennent à nouveau sur les
lieux de la sueur séchée et de l’oubli, ils
murmurent devant chaque entrée, à travers les
buissons de clarté ils approchent, ils
s’engouffrent dans l’obscur, de leur manteau de
verdure ils effleurent les colonnes du temple
déserté, les piliers de la nef désertée, ils appellent
Ils ont fait entrer la lumière loin dans les
entrailles de la colline aux pins
Chaque jour, courbés sur la besogne, ils lui ont
dit: passe, passe, va plus loin, traverse ce mur,
change-le en un poids de blancheur sur le sol,
habille mon outil de plus que de mon peu de
force et de mon peu de foi
Passe, disent-ils à la lumière, traverse la matière
de tes doigts furtifs, sois un baume sur nos
blessures qui s’infectent, sois la brise scintillante
sur la paroi aveugle et des rayons de miel sur nos
âmes butées ; fais briller les bagues de l’énigme
A la colline odorante ils ont dit aussi : sois la
grotte aux dix portes de lumière
La lumière est entrée, elle entre le matin, elle
avance, elle efface de blanc le blanc, détoure
l’innommable. Elle marie le mot à la pierre
effleurée là, à la poussière sur les chaussures, à
l’ombre qui avance à son insu, qu’elle surprend
Puis elle s’en retourne étendre dans la nuit sa
robe pailletée sur les courbes du vieux fleuve
Pleins et déliés, traits, points, ratures,
mouvements des lames sur la surface offerte
Combien de mains ici, combien de mains levées
qui font offrandes d’elles-mêmes, mains qui ne
sont pas des porte-voix, perdues dans le soir
caverneux du sang
L’obscurité à creuser, l’infiltration de la lumière,
jour après jour, légère et grave, pour rien que
quelques jours encore et qui sont ensevelis, dans
la matière, ici
La peur sous la voûte fragile, les bras raidis
d’épuisement, le ciel de pierre qui s’abat
Les blocs cubiques alignés, cois, muets ;
éternels ? Eternelle poussière dans le silence
À hauteur de l’enfant rêveur qui laisse son jeu de
cubes en désordre sur le sol et quitte la chambre
que la nuit envahit
Sur une arête, en équilibre, ils semblent attendre
le sculpteur qui va les délivrer. De la lointaine
mer venus, formes surgies de l’informe, déposés
là sur leur matrice-même
Chacun chuchote encore le ressac asséché
Alignés, insensés si n’entre la lumière de verdure
qui les soulève et les relie
Encore un peu, lumière
Ont-ils voulu ce cimetière dans l’ombre, que l’on
dirait intime, relégué dans un coin de la demeure
vide ? L’attente n’attend pas sur ces tombes
désertées par la mort même
Devant les tombes que nulle herbe n’envahit,
pierres sur la poussière de pierre, il y a comme
une scène, rideau ouvert dans l’ombre, où
n’apparaît nul acteur triomphant
Pierre écrite de tant de plaies, de pas, de paroles
en ruine, feuillets jamais envolés sur les blocs-
notes de l’oubli
Dans la grande nef abandonnée, brouillons
épars, carnets d’un voyage immobile cloués aux
mâts pétrifiés
Les mots montent à la surface, poissons bavards
rouges ou noirs
Pages palimpsestes dessinées, coloriées, biffées,
surchargées, presque effacées, livre à lire tête
droite ou levée
Une envolée de majuscules côtoie l’oiseau
marcheur aux ailes repliées. A chaque nom sa
date sur ces pages tombales
Au chapitre du temps qu’il fait, un calendrier
élémentaire saturé de déluges, de vents et de
soleil. Le parapluie porte-bonheur s’ouvre léger
sous le plafond rayé
Un mort pleure encore son mort, un homme a
pleuré son enfant
Les visages grimacent, la pierre est militaire puis
la paix est fêtée, les casques déposés
Un champ de blé, un champ de pierres à faucher,
le geste sûr et le pas décidé. Voici un alchimiste
de la pierre où la lumière atteint. Une tombe
fleurit quelques pages plus loin : J’ai écrit ton nom
sur une branche
Pour épilogue, le soleil enfantin n’en finit pas de
se lever sur les rides du front éclairé
Les derniers, hier encore ils sont venus, avec
leurs mains malhabiles et leurs cœurs englués
Ils ont voulu graver qui n’est que d’air et de
couleurs passagères. Couleurs ici pour un peu
d’âme chancelante. Prénoms, au hasard des
baptêmes, pris dans les filets que désir tend, les
voici deux à deux criés, bâillonnés sur la pierre
Se fige la surface au-dessus des regards jeunes,
qui voudraient être, mais ce n’est pas l’éternité
Lieu où tout se perd et se retrouve autre dans la
présence de ce qui fut
Au sortir de la grotte, le bruit d’un ruisseau clair
près du sentier, c’est le vent dans les pins.