Nadine Carrieu, 2005

Fenêtre première


Suspendu le pas, les yeux naissent, se lèvent, avancent un peu, effleurent, touchent.

Toucher, ne pas toucher ce frêle chemin entre deux rangées de lavandes ; terre plus nue sous les filets de neige ; terre sombre et virginale ; la neige ici n’est pas un manteau qui recouvre et cache au regard ce qui se fait motte, ce friable qui devient sable ou boue sous les pieds ; la neige ici posée comme ne voulant pas toucher, flottant encore ; une aile prête à s’envoler

Les yeux, espoir de l’âme sans cesse saccagé, sans cesse renouvelé, ici naissant ; léger bandeau de neige sur les yeux, qui révèle la terre ; les yeux sont les mains de l’aveugle qui savent de la terre ; matière éclairée par les yeux aveugles ; matière éclairée
Un peu de neige sur la terre ; modestes noces, noces silencieuses dans le paysage qui témoigne
Une hirondelle fabuleuse dans son ballet tournoyant ; blanc et noir, noir et blanc, noir et noir, noir et blanc, blanc et blanc, blanc et noir et blanc et noir, noir, noir et blanche la neige

Il y a un chemin qui n’est pas un chemin ; trop étroit pour les pieds, les seules traces à venir sont d’oiseau, de l’aile imprévue qui affleure, hissée vers la lumière ; l’oiseau de l’aube qui soulève la terre demeurée terre

Les chemins, séparés, les arches sombres des lavandes ; parallèles ; un éventail déployé par nulle main cachée à l’infini et qui ne cache nul visage derrière son visage rugueux ; visage, l’éventail de terre et de lavande, tout parfumé de neige vaporeuse ; d’où vient, fugace,

L’essence d’après vie ? N’est-ce qu’un leurre, n’est-ce qu’un baume appliqué au passage, de tendres bras qui s’ouvrent et entourent l’enfant qui est tombé, le baiser qui sèche les larmes dans un souffle ?


Parfum d’hiver, terre, neige, lavande dans ses replis


Au premier plan, l’air est vif, c’est un regard de buse qui plonge soudain, enserre chaque motte, fait scintiller chaque flocon ; relief saisi, lumière comme une lame liquide sur chaque grain ; la main prompte prend et laisse intact, donne sans rien prendre de ce qui est là et ne se voit qu’avec ce qu’elle a vu en un clin d’œil, ce qu’elle donne à voir ; complicité, concordance inespérée entre le paysage qui s’est laisser prendre, nu, et l’œil à l’instant

Dans la lumière

Révélation.

A cette chasse, pas de proie, pas de cage, pas de sang ; à cette chasse la chasseresse donne plus, fertilise la terre oubliée, sombrée, d’un léger voile la dévoile, la fait apparaître en son aube première ; ce coin de terre réservée, caché entre les monts et les collines, attendait d’être la proie dans le plus grand des dénuements ; n’attendait rien, était là
Le pas est de côté qui moissonne en hiver sans les divinités ; le pas est premier paysan né de l’amour de cette terre ; aimer ce n’est pas faire naître, c’est naître avec sans connaissance et rendre à chaque sa naissance

Fenêtre qui fut ouverte par le toucher ; alors seulement le regard peut s’élever vers l’horizon, il est assez léger pour acquiescer à la brume, à ce qui ne requiert aucunement les mains

D’abord il faut franchir ces quelques lignes noires, purement noires ; frontière qui est l’épreuve à traverser ; serons-nous assez calmes, assez légers, assez confiants ? Ne pas se retourner, ce qui était nous suit, nous pousse aussi légèrement, nous exhorte, caché dans l’ombre qui est devant ; ces taches noires, ces lignes noires, un lien plus qu’un barrage ?

L’air arrive de là-bas, de la colline qui n’est plus une colline, du nuage qui n’est pas un nuage, colline en forme de nuage en forme de colline, nuage

Humilité de l’œil myope devant les lointains, désarmé devant les larmes, sans mot devant l’invisible ; sans image devant l’indicible

La brume blanche fait se lever la terre, la brume est la levure de la terre

Terre que l’on ne peut fouler, même pas fouler, effleurer, qu’après avoir laissé comme au vestiaire son manteau au cyprès

L’enchevêtrement allégé, aérien ; l’informe intact mais lié à l’aile, devenu aile


L’oiseau-terre à l’oiseau-ciel uni dans le souffle premier


Unis dans le souffle dernier ?


Un vent rabat la fenêtre.


Fenêtre encore, fermée


La même terre nue, les mêmes rangées de lavandes serrées, la même lumière, le même noir le même blanc et plus les mêmes, l’œil fatigué déjà l’œil sombré

Ce qui nous chasse, chassé de nous ; erre et rêve le Millénaire d’Eve

Réalité perdue ; avoir été saisie de vie par la main tendue, avoir été vécue

Pourtant il y a le bosquet, de bois flottant dans l’odeur de l’humus ; suspens du soc, le sauvage surgit, s’ensemence de boucles hirsutes

Derrière chez moi les rires, l’appel du coucou, les ombres fuyantes dans la combe

Les limbes transparents et fragiles, le silence sous les feuilles mortes

J’aimais courir après le vent et l’appeler autan du souffle pur qui le faisait souffler ; Ô, l’enfance des mots, ces ballons bariolés qui s’élevaient confiants vers d’autres continents !

Lambeaux dans la poche pliés avec le pré aux quatre peupliers, le mur aux amandiers

L’absence posée sur le feuillage, autour du tronc, roulée en boule à même la terre

Ce n’est pas cela que dit le petit bois ; ne produit rien  que lui-même et l’ombre de lui-même, ne pèse rien sur la terre, un pas de plus le ferait fuir dans un battement d’ailes

voix étrangère au bosquet
ou par nul écho suivie,
l’oiseau qu’on n’ouït jamais
une autre fois en la vie


Ce n’est pas cela que dit ce petit bois ; le cercle de feuillage enraciné, l’entrelacs de troncs, de branches et de feuilles, pour quel œuf patient ?


Et celle du milieu


La chasseresse a surpris le sommeil de la terre, son rêve d’algue et d’eau


Douceur, fugitive douceur


Le regard arrimé tangue, espère, n’espère pas, attend, n’attend pas


Rayons obliques sur les rouleaux de lavandes ; crépuscule ; la lumière ensemence les vagues du sommeil, crêts et creux ; il lune ici à l’est et à l’ouest


Reflets des lunes, moisson de terre à l’eau mêlée, feu des moissons dans cet enclos ; il y a un feu sur l’eau, entre deux vagues, au creux où se replie la terre ; il y a un feu de pierres, de lunes et d’eaux mêlées ; un feu qui sourd à la surface


Fraîchit le vent de l’apparence, s’embrasent les fétus ; c’est le proche, c’est le très proche qui étincelle et aussitôt s’éteint


Franchie la clôture végétale, voici le don scintillant de l’absence dans la suie de l’infini, la nuit.



Nadine Carrieu,  2005
A partir du triptyque de la série « Plateaux » de Bernadette Tintaud