Daniel Dobbels En retour, 17 avril 1994

Préface
Catalogue édité par la galerie Edouard Manet de Gennevilliers (92)



Que l’on passe sans transition à ce qui semble essentiel – et l’est pour chacun, fût-ce à son corps défendant. Les photographies de Bernadette Tintaud portent atteintes aux plus sourdes désolations ; elles en déplacent les accents les plus sombres ; elles révèlent, sous le velum des jours et des nuits, ce qui ne veut ni seulement paraître ni volontairement (ou involontairement) disparaître : ce point d’existence, au milieu du couloir, dans la cage d’escalier, sous les passerelles métalliques, sur le pont que les ombres désertent, qui se donne et se saisit suivant un angle impossible. Angle qu’aucune géométrie ne dessine, qu’aucune pluie d’éléments ne précipite, qu’aucun point de vue ne fixe ni ne situe sûrement.

Cet angle – lié, chez Bernadette Tintaud à l’étrange mouvement de la contre-plongée – est celui d’une vie non-mortifiée. Et peut-être : non exposée à la mort. Sur ce dernier point, nécessairement trouble, un ultime tremblement veille. Il n’est pas fait pour être explicité, il se laisse deviner – et même promettre en son silence, par sa ténuité. Il y aurait un bonheur qui ne pourrait se perdre et qui ne serait vicié par aucun mensonge, par aucune illusion ; que la photographie toucherait sans leurrer. Dimension en partie incompréhensible, certainement inimaginable. Liée à cette étrangeté issue de soi – qui veut qu’au-delà de soi on laisse transparaître la fraction indivisible de soi-même, la part ineffaçable de ce qui ne reste pour chacun qu’une présence problématique, incertaine et parfois douteuse. On ne pourrait se diviser, se perdre ou se trahir au-delà d’une certaine limite que l’espace seul discerne. On ne peut pas se maudire, on ne peut pas se détruire ou se métamorphoser plus que le corps ne le permet. Même le plus dédoublé des êtres, le plus secret ou le plus schizé, n’est pas en mesure de rompre avec une sorte de sur-unité de soi qui fait de son ombre un nombre entier - visible en tous lieux et sous toutes les latitudes.

L’étrangeté issue de soi est une issue…

Dans Extinction , Thomas Bernhard l’analyse crûment : « Qu’est-ce qui donne aux gens qui se font photographier l’idée de vouloir paraître heureux sur les photographies qui les représentent, en tout cas pas aussi malheureux qu’ils le sont ?... Leur vie durant ils regardent fixement leurs belles images à leurs murs et en éprouvent du contentement, alors qu’ils ne devraient tout de même n’en éprouver que répulsion…»

La dureté du ton, le tranchant des assertions ne parviennent pas à altérer ce « bonheur » ou ce « contentement » que Bernhard a en horreur, qui le révulse. C’est qu’il n’y a pas de mensonge là où il le descelle et le stigmatise. Il n’y a que maladresse insigne, une gaucherie, une sorte de méconnaissance et d’indigence à saisir en soi ce qui n’obéit en rien au partage violent beau/laid, vrai/mensonger.

Maladresse n’existant que dans la représentation (et la représentation est toujours secondaire, elle fait comme si «  les êtres se soutenaient d’eux-mêmes », comme le dit Emmanuel Lévinas) qu’ils se font d’eux-mêmes et qui ne répond en rien à la prescience qu’ils ont d’eux-mêmes, prescience de ce bonheur étrange qui veut que l’ombre veille sur la clarté des corps. Les photographies de Bernadette Tintaud le portent au jour comme un inaliénable secret : de l’alliance entre l’ombre et la lumière, le corps est l’issue ; il en est l’isthme, l’anse qui permet à ce savoir de se dégager des pires oublis (et peut-être des plus lourdes gravités). Et cette issue conjure d’emblée - ce que généralement on ne veut pas voir, ce que cette analyse trop générale de Bernhard obture - le mauvais sort et le malheur ; elle suspend les vertigineuses chutes et ruptures de plans, sévères et imperceptibles, les virtualités qui meurent et fixent prématurément les fluidités sèches et les rouilles soudaines, les blancheurs si vives qu’elles font tomber du ciel, entraînant l’espace avec elles, les plus foudroyants effacements. La photographie, chez Bernadette Tintaud, n’est pas la preuve comme Barthes l’a pourtant si justement marqué, d’un irréfutable et muet « ça a été », elle est la preuve que le corps ne cesse pas d’être – en une sorte de sourd mais vigilant présent. Et ce présent d’être, presque intemporel mais soumis à toutes les contingences, exposé et même surexposé aux variations les moins prévisibles, passe à travers toutes les épreuves d’un espace toujours surchargé de forces, de mémoires, d’attentes, de sens, de menaces, de luminosités trop réelles, d’obscurités irréparables, s’inscrit comme une tête de lecture sur une surface noire, au corps défendant du temps. Il ne cesse de remplir même vidé de sa substance, une « mission impossible », une transition d’énergies dont le passant le plus anonyme est le passeur – et même le médium (fût-il inconscient).

Quelle beauté et quelle laideur alors ? Quelle tromperie et quelle hypocrisie ? Quelles illusions et quelles trahisons ? La question ne se pose plus. Elle n’est pas là. Ne se tient pas là. Est indifférente à ce trouble de position. La question – dont chaque corps est la résolution parfois extrêmement schématique – est de passer du temps… de soutenir que le temps doit passer pour qu’un présent, presque miraculeux tellement il est insigne et proche de l’insignifiance, soit seulement possible et, en tous lieux, unique. Les hommes et les femmes qui hantent les photographies de Bernadette Tintaud tiennent leur promesse : ils n’avancent jamais vers la mort, ils vont plutôt au-devant de ce que la mort ignore, vers ce bonheur d’espace dont le corps est la première lettre, l’initiale bercée d’ombre et de lumière.

Bonheur qui consiste… précisément, à repousser les limites, à les traverser non pas suivant leur idéalité, mais dans ce qu’elles ont d’épais, de courbe, de turbulent ou de diaphane. Bonheur d’autant plus légitime et sans cesse imprévisible qu’il ne se donne pas comme une propriété mais comme une qualité intrinsèque au mouvement, inhérente à la passe. Quelle que soit la complexité des espaces dont les photographies de Bernadette Tintaud se font la convergence, il semble bien – et ce semblant est de fait un bien – que le corps ne s’y arrête jamais, ni le sujet. Qu’il s’agisse de cette femme qui monte un escalier ou cet homme qui s’enfonce dans un mur de blancheur, et l’un et l’autre sont en droit de penser que l’espace qui leur est donné n’est pas le seul existant, n’est pas le seul promis. Avec une sorte d’obstination souveraine, ils ne font dépendre leur existence de rien que de cet espace autre dont leur pas est à la fois le seuil et l’issue. Il y a en eux une confiance et une détermination d’autant plus inaliénables qu’elles échappent à toute visée et à toute fin. Ce que la photographie, ici, montre à l’évidence, est l’exact contraire de la pensée meurtrie de Thomas Bernhard : « Si aujourd’hui on ôtait à l’homme la photographie, si on la lui arrachait des murs, avais-je dit à Gambetti, et la détruisait une fois pour toute, on lui ôterait aujourd’hui à peu près tout. On peut donc dire logiquement que le genre humain ne tient plus à rien, ne s’accroche plus à rien et finalement ne dépend non plus de rien que de la photographie… ».

Les œuvres de Bernadette Tintaud donnent à voir le contraire – presque absolument. Ce qu’elles révèlent est justement ce point : combien les hommes ne font en rien dépendre leur existence de la photographie (et peut-être de tout art) et combien la photographie touche à sa vérité et à son essence en rendant visible cette sourde indépendance. D’où cette indéfectible légitimité, chez les gens les plus « malheureux », à ne choisir que des clichés et des tirages (fussent-ils médiocres) prouvant à l’encontre de tout réalisme, qu’il y a un bonheur de vivre que même la pire des malédictions ne parvient pas à masquer ou, plus mystérieusement encore, à réduire ou à détruire. Ce bonheur est peut-être une « chose » terriblement sérieuse, réellement grave, et dont parfois on peut désirer se défaire ; car il est si diffus, si constant, si insistant qu’il se confond avec « la folie du jour », avec la puissance filtrante de la lumière. Ce bonheur peut ne concerner personne  - aucun destin.

C’est cet absolu – ce bonheur séparé de tout, que les photographies de Bernadette Tintaud, discrètement, rigoureusement, contestent. C’est cela qu’elles déploient : cette ductilité des corps qui marchent au-devant d’elles, jusqu’au point où elle cède le pas à leur approche… en retour.