Daniel Dobbels What, 7 février 1993

Préface
Plaquette éditée pour l’exposition  Ici, là-bas   Galerie Claude Samuel, Paris



Ses pas l’ont conduit jusque là, jusqu’à cette rue, la rue Watt, que personne n’habite, car cette rue de Paris est sans maisons, sans immeubles; elle est invivable. Rue traversière où l’on ne s’arrête pas, pas faite pour ça, ou alors sans raison, juste pour voir, juste pour photographier un lieu qui ne supporte aucun arrêt, aucun repos, un lieu fait pour des forces imperceptibles, indifférentes aux plus insistantes des amnésies.
Celui que ses pas ont conduit jusque là découvre alors qu’il a beaucoup de choses à faire, beaucoup d’incidences, de variations d’état et de positions à endurer, endosser et tenir, nombre d’attitudes et visions impersonnelles à soutenir, hors de tout lendemain. Là où personne ne le regarde de fait, ce regard qui n’appartient à personne (celui, aussi, en ce sens, de Bernadette Tintaud) s’impose comme la plus discrète, la plus omniprésente des invocations. On était venu là par jeu peut-être, sans attente préconçue, pour rien et l’on se sent convoqué, tenu de répondre à une instance aussi peu visible qu’indistincte. Un lieu inhabité ne laisse pas tranquille. Il se charge, au contraire, d’une étrange électricité, statique, statice, effrangeant et échancrant la lumière, obscurcissant ses bords, intensifiant ses zones mortes.
La question ne se pose pas mais on ne doute pas, pourtant, qu’elle soit là : où marche-t-on, s’immobilise-t-on, à quoi fait-on face ou de quoi se détourne-t-on ? Au milieu de quoi s’est-on retrouvé ? Le travail de Bernadette Tintaud le suggère : au milieu d’une déraison de l’image. Au cœur d’une loi qui bouleverse la moindre des images et la mesure la moins escomptée : « il y a dans le retour des choses pas à pas/ Dans le cadre mal conformé à ma figure/ Un profil inconnu/ Un fil/ Une bavure/ Et toujours le sursaut du temps doublant le pas… » (Pierre Reverdy, Enfin, Plein verre, Poésie Gallimard p. 88).
Il y a, dans l’œuvre photographique de Bernadette Tintaud, cette présence, toujours imprévisible, du sursaut, d’une ressaisie imperceptible du sujet qui ne voit rien venir mais semble en pressentir l’imminence. Comme si, homme dans une rue, femme descendant un escalier, le sujet était prévenu d’un événement que seule la photographie provoque, produit et place au devant d’elle. Quelque chose, en effet, se décale, fait plus que se décadrer, déraisonne.
Quelque chose qui viendrait se placer au revers des choses vues. Pas au milieu d’elles, ni même dans les plis de leurs doublures, mais sur leurs bords, là où les certitudes s’effrangent, pâlissent et rayonnent d’une lumière inhabituelle. Ce revers ? Une lutte de plans, un vertige plat, des nuances de bruns ou de bleus qui gagneraient sur toute forme de désolation – gagneraient un lieu sans tristesse, où les réalités les plus sèches et les plus dures demanderaient encore (et toujours ?) à se voir filtrées. La photographie – telle du moins que Bernadette Tintaud en fait l’épreuve – serait alors le dévers de cette nouvelle matière, de ces plans singuliers et plus menacés que menaçants qui viennent doubler le pas du temps.
A cela le corps (le sujet, non effacé) répond. Par une sorte d’innocence avertie et par ce souci de ne marquer d’aucun accent l’expérience dont il est aussi l’objet. Il ne recule pas mais peut-être procède-t-il alors comme le Watt de Becket : « De même que Watt marchait à l’envers, de même il conversait à reculons. Voici un exemple de sa manière, à cette époque : Jour plupart, nuit partie, Knott avec. Peu si oh vu, peu si oh ouï, peu si avant. Jour le peu, nuit la jamais, peu si oh avec. Présent à vu, présent à ouï, présent à quoi ? Bruit sans chose, peine à chose. Baisse en vue, baisse en ouï, cours en baisse. Lueur sans monde, bruit sans monde, autour tout… » (Watt, édition 10-18, p. 196).
C’est tout autour du sujet que les photographies de Bernadette Tintaud prennent leur part, de jour et de nuit, que la vue ou l’ouïe soient basses et si peu présentes à quoi. A quoi qui laisse percer d’un monde sans lueurs une lueur sans monde. Ou encore « un profil inconnu ».
Ce qui se laisse voir alors, se laisse entendre, un infime grésillement, une brûlure que la photographie viendrait draper.
Brûlure ou blessure inouïe qu’il n’y aurait pas à voir, étrangère à toute limite ou à toute dernière image. Qui ne tiendrait (à la vie) qu’au filtre du temps.
Comme si, avant de se tendre (et peut-être de se rompre), le temps se teintait – et cherchait à précéder sa propre naissance, sa plus obscure origine.
Temps se filtrant lui-même, se photographiant (peut-être) lui-même !

Il serait trop tôt pour le dire ou pour le penser ; et peut-être est-ce et cela doit-il rester impensable. Mais là où le sujet semble toujours sur le point d’aborder un lieu qui ne lui réserve aucune place (ni hostile, ni heureuse), chaque photographie de Bernadette Tintaud glisse ses propres prismes, les avance comme des cartes sur lesquelles il n’y aurait ni avenir à lire, ni terre à découvrir, ni atout à jouer. Juste des ouvertures… biseautées mais liées à un calcul sans nom. Calcul où le jour se fait jour, où le souffle perce le verre, où l’air gagne sur l’ombre.

Dévers du temps. Courbe en toute chose. Grand objectif sans âge.
La rue est inhabitée, l’escalier comme délogé de toute mémoire… ce qui se donne à voir excède toute vision et laisse pressentir l’issue : « no drap-p-p , disait Watt, nodrap-p-p, nodrap-p… ». Pas de drap, pas de piège, pas de rapt. Juste du temps, infatigable comme l’animal.