• Photographie et inconscient, Edition Osiris, 1986, text la mise en espace

La mise en espace, le regard , 1986

« La mise en espace, le regard »  intervention de Bernadette Tintaud au séminaire de François Soulages, Collège international de philosophie, Paris 1986 publié dans Photographie et inconscient, édition Osiris.


J’essaierai d’abord de cerner ce qui travaille mon imaginaire de photographe. Aussi je vous parlerai de mon sujet privilégié (mais non exclusif) qu’est la sculpture. Elle m’apparaît dans sa pétrification comme l’équivalent d’un instantané photographique qui fige en fixant une portion de réel. Cette redondance de l’arrêt va me permettre de jouer d’autant plus sur une ambiguïté fondamentale dans mon travail entre l’arrêt qui est mort et la mise en mouvement, élan vital.
Il y a un lieu symbole : Pompéi, vaste instantané photographique. C’est un paysage photographié/révélé par la lave du volcan. L’expression de ces corps pétrifiés est le passage de la vie à la mort. C’est sur ce passage que je situe mon acte créatif comme le funambule sur sa corde : défier la pesanteur me semble être un défi lancé à la mort, tout en la côtoyant de très près. Pompéi m’a inspiré la réalisation de Phoème,  livre d’artiste d’après Les mains négatives de Marguerite Duras. Livre du cri, de la lumière, de la trace :
« Trente mille ans Ces mains-là noires La réfraction de la lumière sur la mer fait frémir la paroi de pierre Je suis quelqu’un qui appelait qui criait dans cette lumière blanche Le désir le mot n’est pas encore inventé Il a regardé l’immensité des choses dans le fracas des vagues, l’immensité de sa force et puis il a crié ».
On rencontre beaucoup de sculptures criantes dans mon travail. Le cri est énergie vitale, il nous évite de sombrer ; on crie quand on se détourne de l’inanimé, du risque de se figer. Gilles Deleuze a parlé du cri chez Francis Bacon : « Bacon fait la peinture du cri, parce qu’il met la visibilité du cri, la bouche ouverte comme gouffre d’ombre, en rapport avec des forces invisibles qui ne sont plus que celles de l’avenir… La vie crie à la mort, mais justement la mort n’est plus ce trop-visible qui nous fait défaillir, elle est cette force invisible que la vie détecte, débusque et fait voir en criant ».
Je viens d’évoquer ce qui déclenche mon émotion et fonde mon désir de faire. Je vais parler maintenant de « mon faire » : il symbolise ce combat que je viens d’exprimer. En photographiant, je capte du réel que je vais pouvoir manipuler, détourner, transfigurer. Quand je déclenche l’appareil je sais que je ne pourrai pas en rester à ce cliché et mes prises de vue sont faites « à la volée » comme pour ne pas voir. Toute mon intervention va être une déconstruction du sujet ; elle se fait à l’agrandisseur (qui permet de « tailler dans la masse ») ou par masquage dans la série des papiers déchirés ou par déchirure des photographies elles-mêmes. Cette déconstruction est faite avec un souci d’épure face au trop plein visuel du réel capté, une volonté de sélectionner les signes. Je construis ensuite avec ces bribes de photos un espace plastique fait de tensions et de mouvements afin de créer un rythme visuel et d’impulser la vie à la pierre ou au corps figé tout en les transfigurant. En partant du blanc, je bouleverse les repères, joue avec la pesanteur, envoie mes sujets vers d’autres destins. L’objet photographique élaboré n’est plus plein, saturé d’indices visuels, mais troué, lacunaire, expression du manque et de la faille. Dans mon travail, les vides et le rythme créé interpellent le regard et le maintiennent en état de vigilance ; la perception n’est plus consommation passive d’une image. Le regard est entravé, syncopé mais aussi écartelé, divergent. Par la mise en espace, le blanc de la composition se prolongeant sur le blanc du mur, les lignes de force s’amplifient. Mes photos sont des matériaux comme les couleurs le sont au peintre. Je les agence, les recouvre, les déchire. Elles me permettent d’exprimer un certain regard, dans l’après-coup.
Je veux citer là des bribes de textes dont le monde poétique m’est proche. Tout d’abord Rilke, quand il parle des sculptures de Rodin : « Le silence même, là où il y avait du silence, était fait de centaines d’instantanés de mouvement qui se tenaient en équilibre. ».
Bernard Noël écrit dans  Extraits du corps  : « J’ai vu, mais qu’ai-je vu ? Un feu blanc au milieu de la terre, et l’aile qui me fuyait — l’aile que je fus. Plus tard, l’espace a neigé son espace et mon corps s’est criblé d’abîmes minuscules. Alors j’ai connu, ici/là-bas, les deux infiniment finis. ».
Et enfin Joubert cité par Maurice Blanchot : « Ce globe est une goutte d’eau ; le monde est une goutte d’air. Le marbre est de l’air épaissi ».

B.Tintaud  1986

1 Marguerite Duras, Les mains négatives, Mercure de France, pp. 110-111.
2  Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, éd. de la différence, 1984, pp. 41-
Rainer Maria Rilke : Auguste Rodin. Œuvres complètes, Seuil 1966 ; p. 377.
Bernard Noël : Extrait du corps, Flammarion 1976 ; p. 64.